24
Enoch parcourut en sens inverse la galerie où s’empilait tout le fatras d’objets qui, s’il s’était agi d’un établissement humain, s’entasserait au fond d’un grenier poussiéreux.
A nouveau, sa pensée revint sur le bout de ruban où était porté le résultat de son tir. Cela le chiffonnait. Il avait fait mouche à tous les coups, sauf la première fois. Il lui arrivait rarement de manquer sa cible. Et il avait l’entraînement qu’exigeait ce type particulier de tir – être toujours prêt, s’attendre toujours à l’imprévisible, tuer ou être tué. Peut-être, ces derniers temps, n’avait-il pas été aussi assidu qu’il l’aurait dû. Quoiqu’il n’eût en réalité aucune raison d’être assidu. Ces séances de tir n’étaient qu’une récréation et s’il prenait son fusil quand il partait faire sa promenade quotidienne, c’était simplement par habitude. Il le prenait comme d’autres prenaient leur canne. Dans le temps, naturellement, c’était un autre fusil et, à l’époque, on ne s’étonnait pas de croiser un homme armé. Mais aujourd’hui, il en allait différemment et, souriant dans son for intérieur, Enoch songea à la multitude de commérages que son fusil avait dû susciter.
Le gros coffre noir, poussé contre le mur, dépassait d’une trentaine de centimètres l’alignement des rayons près de l’extrémité de la galerie. Enoch revint brusquement sur ses pas.
Le coffre... le coffre qui avait appartenu au vieux Lumineux qu’il avait vu mourir. Le legs de l’être dont le cadavre volé serait restitué dans la nuit.
Enoch posa son fusil contre le mur et tira le coffre à lui.
Avant de le ranger, il avait jeté un coup d’oeil sur son contenu mais, à cette époque, il n’y avait pas attaché beaucoup d’intérêt. Mais, aujourd’hui, c’était avec passion qu’il se demandait ce que pouvait bien recéler la boîte noire.
Il en souleva précautionneusement le couvercle et, accroupi, sans toucher à rien, il essaya d’inventorier les objets du dessus.
Il y avait une cape scintillante pliée avec soin (un vêtement de cérémonie, peut-être ?) sur laquelle était disposé un minuscule flacon qui dardait des reflets aveuglants, à croire que c’était un énorme diamant évidé en forme de bouteille. A côté, se trouvait un agglomérat de balles violet foncé, absolument ternes, qui ressemblaient ni plus ni moins à de vulgaires balles de tennis qu’on aurait collées pour édifier une sphère. Mais ce n’était qu’une impression : Enoch se rappelait que, la première fois où il avait vu cette construction, il avait essayé de prendre ces petites boules en main ; elles n’étaient pas collées. Elles étaient mobiles au sein de la structure quoiqu’il fût impossible de les en détacher. On pouvait en déplacer une, on pouvait les déplacer toutes, mais la masse globale, elle, était intangible.
Etait-ce une sorte de machine à calculer ? Peu plausible, puisque chaque boule était en tout point semblable à sa voisine sans qu’il existât aucun moyen de la distinguer de ses soeurs. Pour un oeil humain, tout au moins. Celui d’un Lumineux était-il capable de les individualiser ? Et s’il s’agissait effectivement d’un calculateur, quelle en était la nature ? Mathématique ? Ethique ? Ou philosophique ? Pourquoi ne serait-ce pas un jeu ? Une sorte de jeu de solitaire ?
Avec du temps, on devrait pouvoir résoudre l’énigme. Mais le temps faisait précisément défaut et Enoch n’avait aucune raison pour se pencher sur cet objet en particulier alors qu’il y en avait des centaines d’autres, tout aussi fantastiques et non moins incompréhensibles, dans ses vastes collections. Car, quand il s’absorbait sur tel ou tel article, quelque chose au fond de son esprit le lancinait : et si c’était sur le plus insignifiant de tous que tu t’acharnes stérilement ? se disait-il alors.
Je suis victime de la fatigue des musées, songea Enoch, consterné à l’idée de tout ce que la galerie recélait d’inconnaissable.
Il tendit la main, non pas vers les boules, mais vers le flacon. Quand il l’eût approché de ses yeux, il remarqua une inscription gravée sur la surface du verre – ou du diamant. Sans hâte, il étudia les symboles.
Il y avait eu une époque – bien lointaine ! — où il était capable, sinon de lire couramment le végien, du moins de comprendre à peu près le sens d’un texte. Mais il avait abandonné depuis quelques années ses exercices de lecture et il était sérieusement rouillé. Péniblement, il s’efforça de déchiffrer les signes les uns après les autres. Librement traduit, le texte était le suivant : A prendre dès l’apparition des premiers symptômes.
Une bouteille de médicament ! A prendre dès l’apparition des premiers symptômes... Ces symptômes s’étaient peut-être manifestés et développés avec tant de rapidité que celui à qui appartenait ce flacon n’avait pas eu le temps de l’utiliser. Et il était mort. Là-haut. Sur le canapé.
Enoch, d’un geste qu’on eût dit empreint de respect, reposa le flacon là où il l’avait pris, juste dans le léger creux qui déprimait la cape.
Par certains côtés, songeait-il, ils sont tellement différents de nous et, par d’autres, si proches, que c’en est effrayant. Ce flacon avec cette inscription était l’équivalent de n’importe quelle bouteille de potion qu’on trouve à la pharmacie du coin !
Le coffre contenait également une boîte. Un simple étui de bois muni d’un fermoir. Enoch l’ouvrit. Elle recélait des plaques métallisées. Ce qui faisait office de papier pour les Lumineux.
Délicatement, Wallace souleva la feuille supérieure. Il s’aperçut alors qu’il s’agissait en réalité d’un long rouleau replié en accordéon. Et c’était un rouleau portant des inscriptions.
Les caractères, légers et pâlis, étaient malaisés à déchiffrer mais Enoch s’efforça de les lire.
A mon –, — ami : (Ce n’était pas le mot ami. Frère de sang ? Collègue ? Et les deux adjectifs qui précédaient ce terme lui échappaient totalement.)
Il avait beaucoup de mal à comprendre le texte. Celui-ci évoquait le végien protocolaire mais le style portait la marque de la personnalité de l’auteur ; ses enjolivures et ses arabesques désorientaient le lecteur. Enoch peinait. Bien des choses lui demeuraient obscures. Néanmoins, il saisissait le sens général du message.
Le scripteur s’était rendu en visite sur une planète étrangère. Là, il avait assumé certaines fonctions (lesquelles exactement ? ce n’était pas très clair) qui avaient quelque chose à voir avec sa mort imminente.
Etonné, Enoch reprit la phrase. Cela, du moins, ne prêtait pas à équivoque. Ma mort imminente. Aucun doute. Pas d’erreur d’interprétation possible. Les mots ne présentaient pas la moindre ambiguïté.
Celui qui avait écrit ces lignes exhortait son bon (ami ?) à agir pareillement. C’était, disait-il, une consolation et cela aplanissait la route.
Pas d’autre explication, pas d’autre allusion. Rien que la sereine affirmation qu’il avait accompli une chose dont il sentait la nécessité et qui avait trait à sa mort. Comme s’il savait celle-ci prochaine et n’en avait pas peur.
Le passage suivant (il n’y avait pas de paragraphes) évoquait une rencontre récente et une conversation qui n’avait aucun sens pour Enoch que déroutait une terminologie inconnue.
Puis : Je suis très inquiet en raison de la médiocrité (incompétence ? incapacité ? faiblesse ?) du dernier gardien du (suivait le mystérieux symbole que l’on pouvait approximativement traduire par Talisman). Depuis (un mot qui, d’après le contexte, signifiait une longue période de temps), et même depuis la mort du précédent gardien, le Talisman n’a pas été bien servi. En réalité, il y a (un autre terme évocateur d’un important laps de temps) que l’on n’a pas trouvé un authentique (Sensitif ?) pour occuper cette fonction. Beaucoup ont été examinés mais pas un seul n’a été retenu. Et, faute d’un gardien qualifié, la galaxie a perdu le contact étroit qu’elle entretenait avec le principe moteur de la vie. Nous tous ici au (temple ? sanctuaire ?) redoutons fortement que, privés du lien qui convient entre les êtres (plusieurs mots indéchiffrables) la galaxie sombre dans le chaos (une ligne intraduisible).
L’auteur de ce message sautait alors brusquement à un autre sujet : il était question de la préparation d’une cérémonie ayant trait à quelque chose dont Enoch n’avait qu’une idée des plus vagues.
Lentement, Wallace remit la lettre dans le coffre. Il avait éprouvé une certaine gêne à la lire, comme s’il pénétrait par effraction dans l’intimité d’un ami. Nous tous ici au temple... S’agissait-il d’un mystique ? Les autres lettres étaient-elles de la même main ? C’était probable. Et le vieux philosophe végien attachait tant de valeur à cette correspondance qu’il l’emmenait avec lui au cours de ses déplacements ?
Une brise légère caressa les épaules d’Enoch – du moins eut-il cette impression. Mais ce n’était pas vraiment une brise : rien qu’un étrange frémissement de l’air.
Pourtant, rien ne bougeait dans la galaxie. Rien qui eût pu expliquer cette soudaine bouffée de froid.
Cela ne dura qu’un bref instant. Comme si un fantôme était passé.
Le vieux Lumineux avait-il un fantôme ?
Ses compatriotes, sur Véga XXI, avaient su exactement quand et dans quelles circonstances il était mort. Ils avaient su que son cadavre avait disparu. Et celui qui avait rédigé la lettre avait parlé de sa mort prochaine avec une sérénité dont jamais un humain n’aurait pu faire preuve.
Se pouvait-il que les Végiens eussent plus de lumières que la plupart des êtres en ce qui concernait le problème de la vie et de la mort ? La solution de l’énigme était-elle déposée, noir sur blanc, en quelque lieu secret de la galaxie ?
Etait-ce cela, la réponse ?
Peut-être, se disait Enoch, toujours accroupi devant le coffre, peut-être que quelqu’un savait quel était le sens de la vie et quel était son rôle. C’était une idée consolante ; penser qu’une intelligence avait peut-être résolu la mystérieuse équation de l’univers, cela apportait à Enoch une sorte de réconfort intime. Et peut-être cette mystérieuse équation était-elle liée à cette force spirituelle, soeur idéale du temps et de l’espace, et à tous les autres facteurs élémentaires assurant la cohésion de l’univers.
Il essaya vainement d’imaginer ce que devait ressentir celui qui était en contact avec cette force spirituelle. Ceux qui avaient connu une pareille expérience étaient-ils même capables de trouver les mots voulus pour la relater ? Ce devait être impossible. Comment une créature ayant été toute sa vie en communion totale avec l’espace et le temps aurait-elle pu expliquer ce que ces concepts signifiaient pour elle ?
Ulysse ne lui avait pas dit toute la vérité au sujet du Talisman. Il lui avait confié que celui-ci avait disparu, que la galaxie en était privée – mais il ne lui avait pas révélé que, depuis de nombreuses années, la défaillance de celui qui avait charge d’être le trait d’union entre les êtres et la force universelle en avait fait pâlir l’éclatante puissance, que cette éclipse s’était traduite par le relâchement des liens unissant les peuples de la galaxie. Les événements qui allaient survenir maintenant, quels qu’ils fussent, seraient sans précédent récent, bien qu’ils aient mûri depuis plus longtemps que la majorité des extra-terrestres n’étaient prêts à l’admettre. Cependant, réflexion faite, il était probable que les Galactiques n’étaient pas nombreux à être au courant.
Enoch repoussa le coffre noir. Plus tard, quand il serait dans l’état d’esprit voulu, quand la situation lui en laisserait le loisir, quand il pourrait surmonter le sentiment de culpabilité lié à l’impression qu’il avait de commettre une indiscrétion, il effectuerait une traduction scrupuleuse de ces lettres, car il avait la conviction qu’il pourrait trouver dans cette correspondance des indices permettant de mieux comprendre l’énigmatique race des Végiens. De mieux jauger leur humanité. Pas « humanité » dans le sens d’appartenance à la race humaine. Il s’agissait d’autre chose : du fait que certaines règles de conduite devaient constituer l’infrastructure de toutes les notions de races.
Au moment où il allait rabattre le couvercle du coffre, Enoch hésita.
Plus tard... Peut-être n’y aurait-il jamais de « plus tard ». Penser en termes pareils n’était possible que dans les conditions particulières qui étaient celles de la vie à l’intérieur de la station. Une accumulation sans fin de jours succédant éternellement à d’autres jours... sans fin. Son sens du temps était faussé et Enoch pouvait placidement envisager l’avenir comme une sorte d’avenue temporelle quasi interminable. Mais peut-être était-ce déjà une idée dépassée. Peut-être le temps allait-il soudainement reprendre son cours normal. S’il quittait la station, c’en serait fini de la longue procession des jours à venir.
Enoch se pencha à nouveau sur le coffre et en sortit la boîte contenant les lettres, qu’il posa par terre à côté de lui. Je vais les monter, se dit-il. Je vais les mettre avec tout ce que j’emporterai si je dois quitter la station.
Si ? Etait-ce encore une question ? Avait-il, à son insu, déjà pris sa décision ?
En ce cas, il en avait du même coup pris une autre. S’il quittait la station, il ne pourrait plus demander au Central Galactique de guérir la Terre de la guerre.
Vous représentez la Terre, avait dit Ulysse. Vous êtes le seul habitant à la représenter.
Mais était-ce vrai ? Etait-il encore véritablement un représentant de la race humaine ? Homme du XIXe siècle, comment pouvait-il représenter le XXe ? Jusqu’à quel point la nature de l’homme ne change-t-elle pas d’une génération à l’autre ? Et il n’y avait pas seulement le fait qu’il appartenait au XIXe siècle : depuis près de cent ans, en outre, il vivait dans des conditions tout à fait particulières que ne connaissait aucun autre Terrien.
Qui suis-je ? se demanda Enoch avec de la terreur et de la pitié tout à la fois. Une sorte d’hybride insolite ? Un métis galactique ?
Lentement, il referma le coffre et le rangea sous les étagères puis, serrant les lettres sous son bras, il se releva, ramassa son fusil et s’avança en direction de l’escalier.